N’en déplaise à l’exécutif, la lutte contre la réforme des retraites à la sauce Sarkozy ne semble pas devoir faiblir : les manifestations massives et les sondages montrent qu’une écrasante majorité des Français reste vent debout contre les mesures d’injustice sociale votées au pas de charge par les sénateurs. Sarkozy et son majordome Fillon n’en demeurent pas moins inflexibles, sourds aux cris d’un peuple qui ne les a pourtant pas mandatés pour ce chantier. Qui l’emportera de l’exécutif ou de la rue ? Impossible de le prévoir en l’état actuel du conflit. Sarkozy, tout à la fois Président et Premier ministre, ferait pourtant bien de méditer le précédent Juppé : lui aussi avait, en 1995, affirmé avec sa morgue coutumière qu’il restait « droit dans ses bottes ». Petit coup d’œil dans le rétroviseur…
Un constat s’impose : ni l’Observatoire social de l’Élysée, ni celui de Matignon n’ont été capables d’analyser l’état de la France durant l’automne 1995. Il en est résulté une formidable erreur politique sous la forme d’un plan fourre-tout dans lequel le gouvernement, misant sur la faiblesse supposée du mouvement syndical, avait placé la plupart de ses objectifs à court et moyen terme, et tenté un passage en force en escomptant une réaction mesurée du pays. Buts de l’opération : séduire les marchés financiers par une attitude ferme et volontariste, et réduire de manière drastique les déficits publics dans l’optique de la mise en place de la monnaie unique. L’opération a très largement échoué.
La crise dans laquelle la France s’est enfoncée après l’annonce, le 15 novembre 1995, du « Plan Juppé » n’a pas été la conséquence d’un rejet corporatiste de la part des seuls fonctionnaires et assimilés, comme on tenté de le faire croire les caciques politiques de droite et quelques experts autoproclamés ou éditorialistes partisans. Cette crise a été le résultat d’une formidable vague de rejet populaire qui s’est appuyée sur 7 facteurs majeurs :
1) La remise en cause de plusieurs pans de la sécurité sociale ;
2) La remise en cause des régimes de retraite de l’ensemble des fonctionnaires et du secteur public ;
3) L’annonce de nouveaux prélèvements sur une population déjà touchée, durant l’année 1995, par une limitation des augmentations de salaire et la hausse concomitante de 2 points du taux de TVA ;
4) La menace pesant, du fait de la dérèglementation européenne, sur un service public original (principe égalitaire de la péréquation) et efficace auquel les Français étaient, à juste titre, très attachés ;
5) L’immense frustration née du revirement de politique du tandem Chirac-Juppé, mis en place sur le thème de la lutte contre la « fracture sociale » ;
6) L’arrogance, voire le mépris, avec lequel a été traitée la population française dans la phase initiale de la crise ;
7) L’inquiétude grandissante des classes populaires devant la montée du chômage, de la précarité et de l’exclusion.
Ajoutons à cela une cacophonie gouvernementale, la bombe Arthuis annonçant la suppression de l’abattement de 20 % dans le calcul de l’impôt sur le revenu, la gaffe de Fillon sur la privatisation de France-Telecom, un inacceptable Contrat de Plan SNCF multipliant les abandons de desserte, et l’on aura fait le tour des ingrédients constitutifs d’un cocktail explosif que le mouvement étudiant a bien failli rendre encore plus périlleux pour le pouvoir en place.
Tout le monde sait ce qu’il est advenu du déraisonnable « Plan Juppé » au terme de plusieurs semaines d’un conflit particulièrement dur : un échec cinglant pour le Premier ministre, marqué notamment par une reddition totale sur le volet des retraites du public, et un abandon des aspects les plus négatifs d’un Contrat de Plan SNCF qui, entre autres aberrations, aurait abouti à aggraver la désertification de la Lorraine et de l’Auvergne. Par sa morgue et son incroyable manque de lucidité, celui que Jacques Chirac présentait comme « le meilleur d’entre nous » venait de creuser le sillon dans lequel allait germer la cuisante défaite aux Législatives de 1997 et l’arrivée à Matignon de Lionel Jospin.
Quel rapport avec la situation d’aujourd’hui ? Avec ce long conflit sur la réforme des retraites ? Peu de choses en apparence, mais en apparence seulement car on retrouve dans ce nouveau conflit les ingrédients qui ont conduit à la chute de la majorité dans la période 1995-1997 : l’aveuglement des conseillers de l’exécutif, l’approche comptable au détriment de l’humain, la soumission aux agences de notation, la contre-réforme attentatoire à des droits acquis de haute lutte, l’arrogance et le mépris vis-à-vis des classes populaires, la montée croissante des inégalités et de la précarité.
Sarkozy et son majordome Fillon restent droits dans leurs bottes. Comme Juppé naguère. Et sans doute obtiendront-ils le vote définitif de la loi dans les prochaines semaines. Mais il ne fait aucun doute que, comme Juppé en 1995, ils auront très largement semé dans les classes populaires et moyennes les graines d’une colère durable dont ils pourraient payer le prix fort en 2012. Pour une raison simple : on ne doit jamais gouverner contre le peuple, et moins encore par le mépris et l’humiliation !
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